Totalités fracturées. Orogenesis et la phénoménologie de la rupture sculpturale
13/1/2021
Écrit par Timothée Chaillou
Galerie Cinéma, Lyon | 11 janvier – 29 février 2021
Présentée à la Galerie Cinéma de Lyon, Orogenèse de Larisa Razumeichenko envisage la sculpture non pas comme une forme figée, mais comme un champ épistémologique — un espace où la matière, la mémoire et la résonance atmosphérique se déploient par la rupture plutôt que par la résolution. L’exposition, composée de deux œuvres sculpturales majeures — La sphère érodée et Le monolithe fendu — expose une logique sculpturale fondée autant sur la rétention que sur la révélation. Dans l’architecture épurée de la galerie, les œuvres ne s’imposent pas par affirmation, mais selon une éthique de la retenue. Elles ne remplissent pas l’espace — elles l’accordent.
Née à Volgograd en 1987 et formée à l’Académie d’art et de design Stieglitz de Saint-Pétersbourg, Razumeichenko développe une philosophie sculpturale qui résiste à la clôture formelle. Ses objets relèvent de ce que l’on pourrait appeler une phénoménologie elliptique : une poétique spatiale et matérielle qui suggère, plane et diffère. Bien que son langage visuel s’enracine dans la géométrie — sphères, verticales, spirales, plans — son œuvre refuse toute finalité géométrique. Ses sculptures ne parlent pas : elles respirent. Elles ne se résolvent pas en significations uniques, mais restent des champs ouverts de relation, de sensation et de retour.
Dans Orogenèse, Razumeichenko s’inspire des processus géologiques — non comme simple métaphore, mais comme structure temporelle. Le titre lui-même fait référence à la formation des montagnes, au lent affrontement des plaques tectoniques à travers des échelles de temps vertigineuses. Cette temporalité trouve son écho dans le langage formel des œuvres, qui oscillent entre permanence et impermanence, monumentalité et exposition. La sphère érodée, orbe granitique partiellement fendue révélant un intérieur aux teintes de terre cuite, repose sur une colonne d’acier spiralée, à la fois vertèbre architecturale et allusion mécanique. La sculpture opère une archéologie de la tendresse : l’enveloppe extérieure est entaillée, et de cette brèche émerge non pas le vide, mais une chaleur latente. Ce n’est pas la coupure héroïque du modernisme, mais une incision intime — évoquant la mémoire, la chair, le sédiment.
Face à elle, Le monolithe fendu propose un geste plus tranchant. Une sphère grise polie, sectionnée par une lame métallique nette, repose sur un socle de bois noirci par le feu. La sculpture conjugue deux énergies opposées : la précision chirurgicale et la désagrégation atmosphérique. L’incision est parfaite, mais le piédestal porte la trace d’une combustion. Ici, Razumeichenko compose une phénoménologie de la violence — non pas spectaculaire, mais structurelle. La lame ne divise pas simplement : elle active. Elle met la forme en tension avec elle-même, la suspend entre complétude et faille.
Ce qui unit les deux œuvres est une attention extrême à la mémoire des matériaux. Razumeichenko ne traite pas ses médiums comme des matières inertes, mais comme des réceptacles de temps. Le granit, l’acier, la terre cuite, le bois brûlé — sont choisis non pour leur esthétique, mais pour leur capacité à enregistrer. Leurs surfaces conservent les marques de la pression, de l’oxydation, du labeur, de la chaleur. De ce fait, son travail s’inscrit dans une filiation qui inclut non seulement Nigel Hall — dont elle reconnaît l’influence — mais aussi le matérialisme affectif d’Eva Hesse et le minimalisme atmosphérique de Lee Ufan. Pourtant, le langage plastique de Razumeichenko lui est propre : discret, elliptique, nourri d’une sensibilité à la fois ancrée et insaisissable.
Son refus de la monumentalité prend un relief particulier dans le contexte post-soviétique. Dans un paysage marqué par la ruine idéologique et l’effondrement des certitudes sculpturales, Razumeichenko ne cherche pas à réhabiliter le monument. Elle propose autre chose : une sculpture qui écoute, qui respire, qui attend. Ses œuvres ne proclament pas leur présence ; elles l’offrent. Elles ne sont pas des monuments de l’Histoire, mais des seuils d’attention. Si elles ont un poids, c’est celui du silence — non comme absence, mais comme présence retenue.
La mise en espace de Orogenèse prolonge cette éthique de l’attention. La galerie n’est pas un simple écrin, mais un champ de résonance. La lumière y est utilisée avec parcimonie mais justesse. Les ombres projetées par la spirale d’acier ou l’orbe fendu ne sont pas accessoires ; elles prolongent la sculpture dans l’immatériel. Le vide devient actif. L’air se densifie autour des formes. Le spectateur n’est pas observateur passif, mais partie prenante d’un déploiement qui résiste à la capture. Il faut se déplacer, s’attarder, revenir. Une ligne devient courbe. Un vide devient seuil. Ce qui semblait résolu s’efface. Ce qui paraissait minimal révèle son sédiment.
Il est essentiel de souligner que le travail de Razumeichenko se refuse à toute narration. Ses titres — Un plus un égale un, Comme le tonnerre, L’Heure du crépuscule — relèvent davantage de la poésie que de l’explication. Ils orientent sans enfermer. Ce refus de fermer le champ interprétatif n’est pas une esquive, mais un engagement. L’« inachevé » dans son œuvre n’est pas un défaut, mais une éthique. Comme Paul Ricœur le suggère dans sa notion d’ouverture herméneutique, le sens véritable ne naît pas de la résolution, mais de la rencontre prolongée. Les sculptures de Razumeichenko illustrent parfaitement cette position. Elles ne demandent pas à être comprises. Elles exigent d’être vécues — à nouveau, différemment, dans la durée.
Dans Orogenèse, la sculpture devient non pas objet, mais événement. Non pas résolution, mais résonance. Razumeichenko nous offre non des objets, mais des atmosphères. Ses formes ne fixent pas l’espace ; elles le reconfigurent. Et ce faisant, elles proposent une relecture précieuse de ce que peut être la sculpture au XXIᵉ siècle : non monumentale, mais intime ; non déclarative, mais perceptive ; non achevée, mais vivante.
C’est une sculpture non de maîtrise, mais de soin. Elle ne cherche pas à durer en imposant sa forme, mais en prêtant attention à ce qui l’entoure. Et dans cet acte d’écoute, elle transforme le regardeur et l’environnement en participants d’une temporalité partagée, en perpétuel devenir. Dans la totalité fracturée d’Orogenèse, on ne trouve pas de réponses, mais des ouvertures. Non des monuments, mais des instants — tendus, inachevés, afin que nous puissions les habiter et les compléter à notre propre rythme.
Timothée Chaillou est un critique d'art indépendant et commissaire d'exposition. Il est membre de l'AICA (Association Internationale des Critiques d'Art), de l'IKT (Association Internationale des Commissaires d'Art Contemporain), du CEA (Commissaires d'Exposition Associés) et de la Société Française d'Esthétique. Il est rédacteur en chef du ANNUAL MAGAZINE No 5.