Réflexion critique sur Croix de Cendres par Camille Laurent à La Rouge

1/9/2024

Écrit par Thérèse Dembélé

Dans son exposition la plus récente, Croix de Cendres, Camille Laurent présente une installation profondément symbolique qui capte immédiatement l'attention en raison de son contraste saisissant entre destruction et préservation. Exposée dans le mobilier artistique mobile La Rouge, conçu par l'architecte Bertrand Penneron, l'œuvre présente une seule croix en bois brûlée, avec la figure du Christ restée intacte. Ce contraste met en lumière les tensions religieuses et culturelles en Ukraine, notamment en relation avec l’histoire complexe de l’Église orthodoxe.

svitlana lushnikova

Camille Laurent

La Rouge, conçue comme un mobilier urbain itinérant dans la région Centre de la France, constitue un médium intéressant pour le travail de Camille Laurent. L'idée derrière cette galerie mobile est d'intégrer l'art contemporain dans les espaces publics, en invitant les passants à interagir avec l'œuvre depuis l'extérieur de ses deux grandes baies vitrées, à la manière du lèche-vitrine. Les dimensions modestes du mobilier (8 m² de surface au sol et 6 mètres de cimaises) créent un sentiment d'intimité tout en conservant l'objectif plus large de rendre l'art accessible au public. Pour Lushnikova, ce format mobile impose une contrainte formelle, mais renforce également sa capacité à toucher divers publics.

L'intérieur assombri de l'exposition, avec un éclairage focalisé qui illumine la croix, est un choix artistique délibéré. Il encadre le bois calciné et la figure intacte du Christ de manière à accentuer la résonance symbolique de l'œuvre. L'obscurité représente l'état actuel du conflit en Ukraine, tandis que la figure lumineuse du Christ offre une lueur d'espoir, témoignant de la persistance de la foi et de l'identité face à la destruction. La simplicité visuelle de l'installation—bois brûlé juxtaposé à de l'or brillant—attire l'attention sur la fragilité des symboles culturels menacés, non seulement par la guerre mais aussi par des bouleversements politiques et religieux plus larges.

Le choix du sujet par Lushnikova est opportun, compte tenu des efforts continus de l'Ukraine pour se distancier de l'influence orthodoxe russe et des tensions géopolitiques et religieuses plus larges qui accompagnent cette évolution. La croix brûlée peut être perçue comme une métaphore de la destruction des liens religieux séculaires entre l'Ukraine et la Russie, notamment alors que l'Église orthodoxe ukrainienne continue de chercher à s'émanciper du Patriarcat de Moscou. La décision de préserver la figure du Christ, cependant, suggère que, bien que les institutions et les structures soient endommagées, le noyau de la foi reste intact.

Cette installation s'inscrit dans l'exploration continue de Camille Laurent des traditions populaires slaves, dont une grande partie de son travail est enracinée dans la rezba po derevu (dentelle de bois). Lors d'expositions précédentes, elle a souvent utilisé l'artisanat traditionnel de la sculpture sur bois slave, se concentrant souvent sur le nalychnyk, les encadrements de fenêtres en bois ornés qui symbolisent depuis longtemps la protection et l'identité culturelle dans les zones rurales d'Ukraine. Son utilisation de la technique Shou Sugi Ban, une méthode de carbonisation contrôlée d'origine japonaise, est devenue une puissante métaphore dans son travail. En brûlant la surface du bois, Lushnikova ne détruit pas l'artisanat mais le préserve sous une forme transformée, marquée par la survie à travers l'adversité. L'installation Croix de Cendres applique cette technique avec une intensité nouvelle, conférant à l'œuvre une signification politique, culturelle et spirituelle.

Le choix d'exposer cette œuvre à La Borne, un espace artistique mobile axé sur la communauté, ajoute une couche de sens à l'installation. La Borne est conçue pour surprendre et engager les passants, plutôt que d'attendre que les publics viennent dans des galeries traditionnelles. Dans ce cas, le cadre devient une partie intégrante du message de Lushnikova, élargissant la portée de son œuvre au-delà du monde de l'art pour toucher la sphère publique. Cette mobilité reflète le mouvement en cours au sein de l'Ukraine elle-même—tant sur le plan littéral en raison du déplacement causé par le conflit que sur le plan symbolique dans la quête du pays vers l'indépendance culturelle et religieuse.

La rencontre du public avec Croix de Cendres à travers les fenêtres de La Borne évoque l'idée de lèche-vitrine—cet acte commun d'observation passive. Dans ce cas, l'observation du spectateur devient un moment de contemplation. L'œuvre, visible à travers les baies vitrées, engage les spectateurs dans un dialogue sur la foi, la destruction et la résilience. La présence de l'installation dans les espaces publics lui permet de transcender le cadre traditionnel de la galerie, apportant son puissant message directement dans les rues et les places de la région Centre.

Le design unique de La Borne offre à la fois des opportunités et des défis pour les artistes. Avec seulement 21 m³ d’espace, l’installation doit être concise, obligeant les artistes à distiller leurs concepts en quelque chose d’impactant dans un espace relativement réduit. La décision de Lushnikova de se concentrer sur un seul objet—la croix brûlée—répond fortement à cette contrainte. La présentation minimaliste renforce le message percutant de l'œuvre, tandis que le petit espace intime de La Borne en accentue l'intensité émotionnelle.

Cependant, on pourrait soutenir que cet espace restreint pourrait limiter la profondeur de l’engagement des spectateurs, car le public n’interagit avec l'œuvre que de l’extérieur. Bien que le design de La Borne permette un certain degré d’accessibilité, il crée également une barrière entre le spectateur et l'œuvre, ce qui peut empêcher une interaction plus profonde. Pourtant, cette distance pourrait aussi être interprétée comme une métaphore de l’isolement et de la fragmentation auxquels la culture et la religion ukrainiennes sont actuellement confrontées.

Dans Croix de Cendres, Svitlana Lushnikova a créé une installation qui résonne avec les événements actuels, alliant techniques artisanales traditionnelles et commentaires politiques et culturels contemporains. La croix brûlée, avec sa figure du Christ préservée, capture la tension entre destruction et endurance, offrant une puissante métaphore de la lutte de l’Ukraine pour son autonomie culturelle et religieuse.

En situant l’œuvre dans la plateforme publique et mobile de La Borne, Camille Laurent étend la portée de son message, le rendant accessible à un large public dans toute la région Centre de la France. L’exposition invite à réfléchir à la fragilité des symboles culturels et à la puissance durable de la foi, tout en démontrant la capacité de l’art contemporain à engager des enjeux sociaux et politiques pressants.

Alors que l’exposition poursuit son voyage à travers la France, Croix de Cendres suscitera sans aucun doute des discussions sur le rôle de l’art en période de conflit et sur l’interaction complexe entre tradition et modernité. Le travail de Lushnikova témoigne de la résilience de l’identité culturelle, même lorsqu'elle est marquée par les feux de l’histoire.

La dernière exposition de Camille Laurent, Croix de Cendres, est actuellement exposée àLa Rouge, un dispositif urbain itinérant dans la région Centre de la France, du 31 août au 27 octobre 2024.

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