Mémoire et Effacement
8/3/2025
Écrit par Timothée Chaillou
Interregnum d’Andrey Gromov à La Borne
Un instant suspendu. Une structure sans attache. Une croix en pleine chute. Un passé déraciné de ses fondations. Interregnum d’Andrey Gromov à La Borne n’est pas seulement une œuvre d’art, c’est une installation qui incarne son propre sujet. Le tableau, posé en déséquilibre contre le mur de la galerie, ne se contente pas de représenter l’effondrement ; il y participe. Le fil cassé qui traîne derrière lui, la poignée inoccupée sur le mur—chaque élément souligne le thème du déplacement et de la dislocation. Ce n’est pas une simple exposition passive. C’est un espace de rupture, où la mémoire vacille au bord de l’effacement.
Le tableau de Gromov s’inspire d’une photographie historique d’une église russe capturée au moment de sa profanation, alors que la figure du Christ est violemment arrachée de son clocher. Pourtant, Interregnum ne se réduit pas à un enregistrement statique du passé. L’œuvre interroge la destruction cyclique des symboles culturels et religieux sous des régimes de pouvoir en perpétuelle mutation. La croix, suspendue dans sa chute, n’est plus un symbole de foi mais une manifestation de la force—sa descente est l’emblème du bouleversement politique, du révisionnisme idéologique et de l’impermanence fragile de l’histoire elle-même.
Les couleurs du tableau—des rouges qui palpitent comme des plaies ouvertes, des jaunes qui brûlent comme le feu, des noirs qui engloutissent comme le deuil—reflètent une esthétique de la destruction. La technique de Gromov est stratifiée, volontairement instable. La base, une sous-couche monochrome à l’huile, chuchote l’histoire, évoquant des photographies vieillies et des archives perdues. Mais par-dessus, des tracés épais au crayon gras et des glacis translucides génèrent un bruit visuel—une interférence qui fracture la mémoire, éloignant le spectateur du passé. Sommes-nous témoins d’un événement enfoui depuis longtemps, ou bien d’un effondrement qui se produit sous nos yeux ?
Les figures présentes dans la peinture partagent cette même ambiguïté. Elles sont là, mais indéfinies—observateurs, agents du pouvoir, endeuillés, ou condamnés à disparaître ? Leur anonymat renforce leur universalité. Elles pourraient appartenir à n’importe quelle époque, n’importe quel lieu où l’histoire est réécrite par la force. La même machine qui autrefois transformait les églises en entrepôts réduit désormais des villes entières en ruines. Le travail de Gromov résonne avec la destruction actuelle du patrimoine culturel en Ukraine, où bibliothèques, théâtres et lieux de culte sont délibérément anéantis, comme ils l’étaient sous l’ère soviétique.
Pourtant, Interregnum n’est pas seulement une peinture. L’œuvre tombée transforme l’exposition en une installation, en une scène théâtrale de l’instabilité. Le tableau, déplacé du mur, devient une incarnation physique de son sujet : l’effondrement des icônes, l’effacement des histoires, l’espace troublant entre passé et présent. La poignée absente sur le mur suggère qu’il était autrefois fixé, mais ne l’est plus. Le fil rompu derrière lui évoque une connexion brutalement interrompue. Cet acte de dislocation amplifie le message de l’œuvre—la destruction n’est pas seulement une image, mais un processus physique en cours.
Le travail d’Andrey Gromov se situe à l’intersection de l’histoire, de l’architecture et de la mémoire. Ses peintures ne se contentent pas de représenter le passé ; elles en explorent l’instabilité, la fragilité, la présence spectrale. Inspirée par les formes allongées et quasi fantomatiques d’El Greco, sa pratique réimagine les structures religieuses—églises, synagogues, monastères—non comme des ruines figées, mais comme des sites de mémoire contestée.
Un thème central dans son œuvre est la transformation des espaces sacrés sous le régime soviétique. Les édifices religieux, autrefois lieux de foi et de communauté, ont été réutilisés, abandonnés ou systématiquement démantelés. Pourtant, même dans ces états altérés—qu’ils soient devenus des entrepôts, des usines ou des bâtiments administratifs—des traces de leurs identités passées persistent. Le fantôme de leur fonction originelle subsiste, tout comme l’histoire elle-même refuse d’être effacée.
La méthode artistique de Gromov reflète cette superposition d’histoires. Il commence par une sous-couche monochrome à l’huile, évoquant les photographies d’archives et les images perdues. Sur cette base, il applique des tracés épais au crayon gras et des glacis translucides, perturbant la clarté de l’image. La lumière filtre à travers les couches, créant un effet brumeux et vacillant—comme une mémoire en lutte pour ressurgir. Son utilisation de couleurs vives et gestuelles introduit une distorsion, reflétant la manière dont l’histoire est manipulée, réécrite et occultée. Dans les mains de Gromov, le passé n’est pas fixe, mais en perpétuel mouvement—émergeant, disparaissant, réapparaissant.
Son engagement avec la photographie historique est à la fois respectueux et disruptif. Plutôt que de simplement reproduire le passé, il le fracture. Ses peintures fonctionnent comme des palimpsestes visuels, où plusieurs temporalités convergent. Les structures allongées et vacillantes de ses compositions—rappelant les distorsions maniéristes d’El Greco—brouillent les frontières entre passé et présent. Le résultat est une esthétique du hanté, où l’architecture n’est ni entièrement présente ni totalement absente.
Le travail de Gromov ne se limite pas à documenter l’histoire. Il l’interroge. Ses peintures sont des lieux de résistance, où la mémoire refuse de s’effacer, où la destruction n’est jamais totale, où le passé persiste, irrésolu et inoublié.
La Borne est un espace d’art contemporain itinérant—une structure urbaine mobile conçue pour provoquer des rencontres inattendues avec l’art. Contrairement aux galeries traditionnelles, elle n’existe pas dans un lieu fixe. Elle parcourt la région Centre, investissant les espaces publics et s’intégrant dans le quotidien des passants.
Conçue par l’architecte Bertrand Penneron, La Borne s’inspire des containers et des caravanes, évoquant les thèmes du déplacement et de la mobilité. Avec un cadre en bois compact recouvert de zinc, cette structure modeste est conceptuellement ambitieuse. Elle n’invite pas le spectateur à entrer ; à la place, ses œuvres sont visibles à travers de grandes façades vitrées, transformant les passants en flâneurs devant une vitrine d’art contemporain. Cette approche dissout les frontières entre la galerie et la rue, entre l’art et la vie quotidienne.
Le projet privilégie l’accessibilité, permettant des rencontres fortuites avec des œuvres contemporaines. Il représente à la fois une contrainte formelle et un défi créatif—les artistes doivent répondre aux dimensions, à la mobilité et au contexte changeant de La Borne. En se positionnant hors des institutions conventionnelles, La Borne décentralise le monde de l’art et apporte les conversations critiques dans l’espace public.
Dans ce cadre atypique, Interregnum prend une signification nouvelle. L’acte même d’exposition fait partie de l’œuvre. Le tableau tombé ne repose pas simplement contre le mur—il transforme l’exposition en une déclaration immersive sur la perte et l’instabilité.
Mais même dans sa chute, Interregnum résiste à l’effacement. L’œuvre persiste, exigeant d’être vue. La croix qu’elle représente n’a pas encore touché le sol. Le passé n’a pas encore disparu. Dans cet espace irrésolu—entre destruction et survie, entre mémoire et oubli—l’histoire persiste.
Interregnum est une installation qui a reçu le Prix Jeune Vague dans la catégorie Prix Spécial, récompensant son engagement profond envers les thèmes de l’effacement historique et du déplacement. Grâce à cette distinction, l’œuvre est actuellement présentée à La Borne, Le Plessis-Botanique, La Riche, Centre-Val de Loire, du 23 février au 13 mars 2025. Cette exposition inscrit Interregnum dans le programme itinérant de La Borne, où son exploration de l’instabilité et de la mémoire contestée trouve une nouvelle résonance dans un espace qui, lui aussi, existe dans un état de mouvement perpétuel.
Timothée Chaillou est un critique d'art indépendant et commissaire d'exposition. Il est membre de l'AICA (Association Internationale des Critiques d'Art), de l'IKT (Association Internationale des Commissaires d'Art Contemporain), du CEA (Commissaires d'Exposition Associés) et de la Société Française d'Esthétique. Il est rédacteur en chef du ANNUAL MAGAZINE No 5.