Aberrations Chromatiques. Une Interrogation Technique de la Matérialité Photographique et de la Perturbation Perceptuelle
13/10/2020
Écrit par Thérèse Dembélé
Anastasiia Sonina à la Galerie Cinéma
À la Galerie Cinéma, où les frontières entre l'art et l'image en mouvement s’effacent, 'Aberrations Chromatiques' d'Anastasiia Sonina offre une exploration précise de la technologisation de la mémoire à travers des méthodologies visuelles hybrides. Située à l’intersection de la reproduction photomécanique, des sciences des matériaux et de la manipulation des pigments, la pratique de Sonina repousse les limites des médias photographiques en fusionnant des procédés analogiques, des supports métalliques d’impression et des traitements de surface à l’acrylique. Ses œuvres interrogent comment la matérialité en strates transforme la fluidité de la perception et permet une reconfiguration subjective de la mémoire.
Au cœur de l’exploration visuelle de Sonina se trouve l’aluminium, utilisé comme support réfléchissant dont les propriétés optiques modifient l’interaction entre l’image, la lumière et l’engagement du spectateur. L’aluminium, avec sa forte réflectance spéculaire, déstabilise la présentation statique de la photographie analogique en interagissant dynamiquement avec la lumière ambiante et l'orientation spatiale. Ce matériau réfléchissant agit comme une interface optique active, médiatisant entre la présence physique de l'œuvre et sa réception phénoménologique. Les variations d'éclairage environnemental réajustent l'expérience visuelle, rappelant les conditions de projection modulées des premières expériences cinématographiques.
La durabilité structurelle de l’aluminium et sa résistance à la corrosion stabilisent les compositions autrement éphémères de Sonina. Tout comme le cinéma primitif capturait des moments fugitifs pour les transformer en archives, le support en aluminium ancre les images photographiques dans une permanence industrielle et une fluidité visuelle, permettant aux œuvres d’osciller entre durabilité et fugacité.
Sonina utilise des superpositions d’acrylique pour perturber la clarté photographique, introduisant des filtres en surface qui interrompent la netteté indexicale de l’image. Cette technique de superposition de pigments génère du bruit chromatique et de l'ambiguïté spatiale, sapant la fiabilité inhérente de la photographie. La nature semi-opaque de l’acrylique diffuse la lumière et altère l’image sous-jacente, modifiant la relation entre le plan de l’image, l'éclairage et la réflexion.
Cette perturbation optique fait écho aux plaques 'Autochrome' des frères Lumière, qui fragmentaient la lumière à travers des grains d’amidon microscopiques pour la recomposer spectralement. Cependant, dans le travail de Sonina, cette perturbation est subjective, reflétant la mutabilité des données perceptuelles et déstabilisant les présupposés épistémologiques liés à la photographie. Les propriétés viscoélastiques de l’acrylique amplifient encore la tension entre permanence et effacement, plaçant l'œuvre dans un état de transformation phénoménologique continue.
La pratique de Sonina adopte une temporalité non linéaire, rappelant la logique du montage cinématographique. Chaque couche matérielle — photographique ou picturale — introduit une fragmentation temporelle, imitant le montage filmique où chaque image est autonome tout en étant interdépendante. Ses œuvres en strates déstabilisent la continuité de la mémoire, s’alignant avec la notion de Roland Barthes du « ça-a-été », où la photographie devient une trace sujette à réinterprétation et effacement.
Grâce à la stratification matérielle et à l’occultation intentionnelle, Sonina perturbe la fixité ontologique de la photographie, transformant ses œuvres en palimpsestes modulables. L’interférence gestuelle introduite par l'acrylique imite les processus de corruption et d’obfuscation des données, soulignant l'instabilité intrinsèque de la mémoire. Cette approche s’inscrit dans la logique déconstructive de Jacques Derrida, montrant que toute tentative de stabilisation du sens reste fragmentaire.
L'utilisation de surfaces réfléchissantes en aluminium inscrit l’œuvre de Sonina dans le discours des technologies optiques. L’aluminium, en modulant l’absorption et la réflexion lumineuses, crée une interaction réactive entre la profondeur de l'image et la planéité de la surface. Cette interaction exige une recalibration perceptuelle, car les frontières entre premier plan et arrière-plan se dissolvent avec les changements d’éclairage et de perspective.
Cette indétermination optique rappelle les expériences stéréoscopiques des frères Lumière et le Photorama, qui repoussaient les limites de la perception en créant des images multidimensionnelles. De même, les compositions de Sonina occupent des espaces liminaux, où la lisibilité de l’image fluctue selon les variables environnementales, créant un dialogue continu entre présence et absence, clarté et obscurité.
L’approche technique de Sonina défie la temporalité linéaire, construisant des œuvres opérant dans plusieurs registres temporels. La photographie analogique, souvent perçue comme un document d'archive, est ici réinterprétée en tant qu’artefact temporel mutable, déstabilisé par l’intervention de la peinture acrylique. Cette méthode résonne avec la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty, qui postule que la perception émerge à travers des interactions dynamiques entre sujet, environnement et mémoire.
La stratification des données visuelles dans les œuvres de Sonina reflète l’accumulation, la distorsion et la fragmentation de la mémoire avec le temps. Chaque geste à l'acrylique introduit un nouveau cadre temporel, rendant le moment photographique d’origine inaccessible sans interprétation subjective. Cela rejoint la logique du montage cinématographique, où le sens se construit par juxtaposition de cadres distincts, chacun modifiant la perception des précédents et suivants.
'Aberrations Chromatiques' offre une exploration rigoureuse des dynamiques matérielles et perceptuelles à l’intersection des médias photographiques et cinématographiques. L’approche interdisciplinaire de Sonina reflète l'évolution des technologies visuelles, positionnant sa pratique dans l’héritage d’innovation célébré à la Galerie Cinéma. Son intégration de supports métalliques, de manipulations pigmentaires et de techniques d’interférence optique incarne une condition post-média, où les frontières entre médias traditionnels s’effacent pour donner naissance à des œuvres à la fois photographiques, picturales et sculpturales.
Dates et Lieu de l’Exposition
Dates : 11 octobre – 29 novembre 2020
Lieu : Galerie Cinéma
3 rue Pleney, Lyon 1er
Horaires d’ouverture :
Mercredi – Dimanche : 14h00 – 19h00
Pendant le festival : Tous les jours, 10h00 – 20h00